Eamonn Doyle / Jeff Mermelstein

24.10.2020
14.03.2021

Habitant·e·s des villes

La photographie de rue est le genre par excellence permettant de saisir la vie urbaine. Les passants fascinent depuis longtemps les photographes qui se mêlent à la foule. Ceux-ci observent des scènes quotidiennes, souvent anodines, et capturent les personnes croisées par hasard, à leur insu. Au 20e siècle, de nombreux photographes ont fait de la rue leur terrain de prédilection. En France, Henri Cartier-Bresson prend ses «images à la sauvette», aux Etats-Unis, Robert Frank photographie parfois sans même regarder dans le viseur. Son regard libre fait place à l’imperfection et révolutionne le genre. La photographie devient cinématographique, immédiate, décalée. L’influence de ces deux photographes qui favorisent une esthétique de l’instantané marque les générations suivantes délaissant leur studio pour la rue. La recherche de spontanéité et d’authenticité se retrouvent tant dans les sujets photographiés que dans le cadrage de l’image.

Le travail de Jeff Mermelstein s’inscrit dans cette tradition. Il photographie dans la rue de manière incognito, trouvant l’insolite, l’étonnant, l’étrange dans la banalité de scènes quotidiennes. C’est avec son iPhone (et non plus un Leica !), qu’il capture ses sujets dans le chaos urbain de New York, s’intéressant, avec humour, aux collisions d’éléments qui ne devraient pas apparaître dans l’image. Mermelstein a d’abord posté ses images sur les réseaux sociaux. Sur Instagram, on trouve près de 85 millions d’images sous le hashtag #streetphotography, c’est dire à quel point le genre est prisé. Après avoir été diffusée sur Internet, sa série a trouvé une nouvelle vie dans un livre intitulé Hardened, et sur les murs du musée. Le photographe accepte que le pixel de l’image prise avec son téléphone éclate à l’agrandissement et participe à cette esthétique de l’instantané.

Eamonn Doyle, révélé également par la photographie de rue, trouve ses sujets à quelques pas de chez lui, dans un quartier de Dublin, sa ville natale. L’artiste décrit sa démarche ainsi : « J’ai essayé de supprimer beaucoup d’éléments souvent attendus dans la photographie de rue – le contexte, les indices et les signifiants biographiques évidents… J’ai surtout photographié d’en haut et évité de montrer les visages. Comme pour évoquer l’impossibilité de connaître ces personnes et, peut-être, tous ceux avec qui nous avons des rencontres urbaines aussi fugaces. » Doyle intitule sa série i en référence à la pièce de Samuel Beckett, Not I. Le photographe écrit cette lettre en minuscule, pour rendre hommage à ces anti-héros qui semblent inconscients du monde qui les entoure.

À l’heure où la distance physique est de rigueur et l’immersion dans un flot de personnes perçue tel un danger sanitaire, notamment pour les personnes âgées, les travaux de Doyle et de Mermelstein, qui saisissent les habitants des villes à leur insu et dans la solitude de la cacophonie urbaine, prennent soudain un sens nouveau.

Biographies

Jeff Mermelstein (Etats-Unis, 1957), né dans le New Jersey, a étudié au Rutgers College dans sa ville natale puis à New York à l’International Center of Photography, l’une des plus célèbres écoles de photographie au monde. En tant que photographe, il a collaboré avec de prestigieux magazines tels que LIFE, le New Yorker et le New York Times Magazine. Dans la tradition des photographes de rue, il a beaucoup photographié New York, et a réalisé notamment une série importante sur le 11 septembre et ses conséquences. Ses photographies sont conservées dans des musées prestigieux, parmi lesquels l’Art Institute of Chicago, la George Eastman House à Rochester et la New York Public Library. Mermelstein enseigne à l’International Center of Photography depuis 1988. A la suite de la série #nyc, son dernier livre, intitulé Hardened, réunit des photographies prises dans la rue montrant en gros plan les textos que s’échangent les New-Yorkais.

Né à Dublin, Eamonn Doyle (Irlande, 1969) a étudié la peinture puis la photographie, avant de faire un voyage autour du monde lors duquel il poursuit une réflexion sur le fait d’être un « photographe du monde ». En 1994, Doyle lance D1 Recordings à Dublin, grâce auquel il commence à produire un genre unique et influent de musique électronique. Après vingt années consacrées à la musique – il a publié, collaboré, enregistré, organisé des festivals et voyagé dans le monde entier – il décide de reprendre la photographie. C’est en 2011, qu’il commence à photographier près de chez lui. Rapidement, il obtient une reconnaissance internationale avec sa « trilogie de Dublin » – (2014), ON (2015) et End. (2016), séries suivies ensuite par K (2018), Made In Dublin (2019), et plus récemment O (2020), où il est retourné photographier dans la banlieue de Dublin.