PARURES D’ART BRUT

21.05.2022
25.09.2022

Excentriques, inadaptés, déviants, les créateurs·trices d’Art Brut ne trouvent guère de place dans la communauté où ils ne peuvent ni ne veulent s’inscrire. Ils n’envisagent de raison d’être qu’à travers l’expression de leurs fictions : des œuvres qu’ils réalisent en autodidactes, à contre-courant, et pour lesquelles ils n’éprouvent le besoin ni d’une reconnaissance ni d’une approbation sociale ou culturelle.  

Les singulières parures d’Art Brut présentées dans cette exposition ont une portée symbolique forte. Chaque auteur·e les ont revêtues, faisant de leur propre corps le support de leur expression, hormis Kenneth Rasmussen qui ne porte pas ses créations. Conçues avec des matériaux humbles, souvent récupérés et transformés, ces tenues d’apparat ont été cousues, tricotées, crochetées, brodées, tissées ou peintes dans un esprit de féérie et d’ironie tout à la fois. Elles ont valeur de résistance.

Helga Goetze et Giovanni Battista Podestà portent leurs vêtements de « prédication » lors d’étranges parades publiques, apostrophant directement les passants, dans l’idée de prôner des valeurs morales. Tout au long de l’année et par tous les temps, Helga Goetze (1922-2008) se rend chaque jour, ainsi costumée, devant la Gedächtniskirche, une église au cœur de Berlin, pour dénoncer l’inhibition et les tabous et revendiquer haut et fort la libération sexuelle de la femme. Son mot d’ordre « Ficken is Frieden » (baiser c’est la paix) fait partie de sa « Mythologie » personnelle qu’elle brode en couleurs sur son manteau et son bonnet.

C’est dans la rue aussi que Giovanni Battista Podestà (1895-1974) proteste de manière surprenante. Il défile dans la petite ville de Laveno, arborant longue barbe et cheveux longs, portant un pardessus historié et vivement coloré, un couvre-chef et une canne, ornés avec exubérance. Il dénonce les inégalités et les injustices sociales, les abus de pouvoir et l’avarice, dont il rend responsable la société moderne, matérialiste et capitaliste. Par ses performances inventives et transgressives, il défend les valeurs spirituelles et entend apporter un message de rédemption.

Tout aussi fastueuses mais solitaires, les parades de Vahan Poladian (1902 ou 1905-1982) se déroulent dans les rues de Saint-Raphaël, dans le sud de la France. Elles sont organisées au quotidien pour célébrer symboliquement la splendeur orientale de son Arménie lointaine, de laquelle il a été brutalement coupé. Portant haut ses tenues aux étoffes bigarrées et chamarrées, souvent scintillantes et abondamment décorées de festons, galons, pendeloques et médailles, il accompagne ses sorties publiques d’un rire inextinguible. Espièglerie et parodie sont au rendez-vous.

L’humour et la créativité délirante s’invitent également dans les œuvres du Danois Kenneth Rasmussen (1972). Soutiens-gorge, culottes et protège-pénis, tricotés et crochetés dans la démesure et l’extravagance, évoquent des parures sexuelles jubilatoires.

Tout à l’inverse, Giuseppe Versino (1882-1963) conçoit et crée ses œuvres dans l’isolement extrême du vaste hôpital psychiatrique de Collegno à Turin, où il est enfermé. Après s’être acquitté de ses tâches de nettoyage, il récupère serpillères et chiffons usagés, les lave, les effiloche avant de confectionner des cordons avec lesquels il tisse à la main et monte un ensemble complet – tunique, pantalon ou robe, couvre-chef, bottes et sac. Pour le créateur qui porte son costume été comme hiver, bien qu’il pèse plus de quarante kilos, cette enveloppe corporelle a probablement une dimension protectrice et conjuratoire, voire salvatrice.

Ces créateurs de la marge inventent des parures fantasques et intimes pour leur propre usage, hors de tout cadre culturel et de toute officialité. Elles leur permettent de s’extraire de la réalité, leur offrant une aventure onirique et théâtrale.

Lucienne Peiry, commissaire de l’exposition.